31 janvier 2024 - 07:00
Troisième saison de Dérives
Le point de rupture des scientifiques déchus dans la mire d’Olivier Bernard
Par: Vincent Guilbault
Le vulgarisateur scientifique Olivier Bernard. Photo gracieuseté

Le vulgarisateur scientifique Olivier Bernard. Photo gracieuseté

Guylaine Lanctôt, aujourd’hui connue sous le nom Diesse Ghis. Photo YouTube

Guylaine Lanctôt, aujourd’hui connue sous le nom Diesse Ghis. Photo YouTube

Le vulgarisateur scientifique Olivier Bernard laisse de côté son alter ego du Pharmachien le temps de présenter la troisième saison de son très populaire balado Dérives, présenté sur la plateforme OHdio de Radio-Canada depuis environ deux semaines. Le populaire pharmacien s’attaque notamment au livre La mafia médicale, un brûlot contre le milieu médical publié en 1994 et rédigé par la médecin déchue de Belœil et gourou anti-vaccin Guylaine Lanctôt. L’Œil Régional s’est entretenu avec lui.

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Dans ce balado de huit épisodes, Olivier Bernard se demande comment des scientifiques sérieux et réputés ont tourné leur chemise pour devenir des personnalités complotistes, anti-science ou à contre- courant du consensus scientifique ou médical. Olivier Bernard explore le parcours de scientifiques qui ont été des pionniers dans leur domaine, ont parfois même remporté des prix Nobel, mais sont aujourd’hui conspués par leurs pairs. Le vulgarisateur cherche le point de bascule qui a mené à cette « dérive » chez ces spécialistes.

En particulier, il explore en profondeur l’histoire et le parcours de Guylaine Lanctôt pour en faire le fil conducteur de sa série. Olivier Bernard s’intéresse aussi beaucoup à l’histoire de Bernard Lachance, un chanteur populaire au début des années 2000 qui a cessé de prendre sa médication contre le VIH (virus de l’immunodéficience humaine) parce qu’il croyait que le sida (syndrome de l’immunodéficience acquise) n’était pas associé au virus. Cette théorie dénialiste était notamment propagée par l’ex-médecin Guylaine Lanctôt. La mort de M. Lachance, en 2021, en raison de l’abandon de sa médication sur les conseils de médecins en marge, a secoué le Québec et a été le point de départ pour le balado d’Olivier Bernard.

« Ça faisait des années que je me questionnais sur les scientifiques célèbres qui, à un moment donné, commencent à dire des affaires sans bon sens. Le décès de Bernard Lachance a été l’élément déclencheur; il avait été influencé par une médecin! C’était donc une belle opportunité d’aller comprendre comment un médecin peut dériver comme ça », raconte Olivier Bernard.

Ce qui effraie le plus dans l’histoire de Bernard Lachance, c’est qu’il citait constamment des scientifiques pour justifier son délire dénialiste, notamment Guylaine Lanctôt. « On dit aux gens d’écouter les experts; le problème aujourd’hui, c’est que tu peux un peu choisir tes experts. »

Une sommité

Dans Dérives, on découvre tout le parcours de Guylaine Lanctôt, une médecin spécialiste en phlébologie, c’est-à-dire tout ce qui touche aux veines et le traitement des varices. Dans les années 1980, elle a connu un grand succès comme propriétaire de plusieurs cliniques de médecine esthétique au Canada et aux États-Unis. Elle est aussi connue dans le milieu médiatique. Mais dès 1992, elle s’intéresse au mouvement anti-vaccin et elle publie en 1994 le livre La mafia médicale, un best-seller où elle dénonce le système de santé. Son livre est toutefois condamné par le milieu de la santé et les experts et Mme Lanctôt sera éventuellement radiée par le Collège des médecins. Elle deviendra ensuite une conférencière spirituelle et sera impliquée dans de nombreuses controverses, comme l’abandon de son identité et son refus de payer ses impôts, ou ses attaques contre la médecine moderne, entre autres choses. Aujourd’hui, elle donne des conférences sous le nom de Diesse Ghis.

« Quand je lisais sur elle, tout le monde disait qu’elle avait été une experte internationale, une sommité [dans le domaine de la phlébologie]. Alors comment une experte internationale, une sommité, une personne aussi hot que ça peut-elle terminer comme une personne qui dit que le cancer n’existe pas des années plus tard? La discordance, le changement dans sa carrière était tellement massif que je trouvais que c’était le plus beau cas à étudier. Elle est carrément passée d’une chose à son contraire. »

Sans gâcher la fin du balado, on découvre tout de même que Mme Lanctôt était peut-être plus près d’être une gourou sectaire qu’une médecin, même au début de sa carrière, et que ses compétences n’étaient peut-être pas aussi avancées qu’elle le prétendait. « Je ne m’en suis pas rendu compte au début, précise M. Bernard. C’est une réflexion qui s’est faite au fil des entrevues avec des spécialistes et de mes découvertes sur sa vie. Au début, j’écoutais ses dernières conférences et elle tenait un discours extrême, sans bon sens. Mais je pensais que c’était la finalité; que forcément, elle n’avait pas toujours été comme ça. » On se rend compte à travers le balado qu’elle n’a peut-être jamais été celle qu’elle prétendait être. Finalement, elle n’a pas dérivé complètement. « Je me suis rendu compte que ce n’était pas aussi simple, et qu’il y avait des signes dès le départ qu’il se passait des choses. »

Maison Villebon

C’est pour cette raison qu’il a poussé l’analyse en remontant jusqu’à l’enfance de Mme Lanctôt, à la recherche d’un point de bascule. Cette quête l’a mené jusqu’à Belœil, dans la maison de la culture Villebon, qui a appartenu à la famille Lanctôt avant d’être convertie en salle de spectacles et d’expositions. « La partie sur Belœil, à l’origine, était beaucoup plus longue que ça. Radio-Canada a demandé de couper, ce qui est normal. Je n’ai presque rien gardé au final, même si j’ai passé quasiment plus qu’une demi-journée là-bas. »

Il y rencontre notamment Pierre Gadbois, un fin connaisseur du patrimoine bâti de la région. On apprend que la Maison Villebon, avant d’être possédée par la Ville de Belœil, appartenait à la famille Lanctôt, une riche famille qui avait mis la main sur cette demeure comme deuxième résidence.

« J’ai commencé à rencontrer des amis des Lanctôt dans les années 40 et 50 qui se souviennent de cette époque, qui m’ont raconté des soirées avec la famille, les partys. La famille était plus grande que nature », dit-il. Lorsque la famille débarquait pour l’été, c’était tout un événement. Le père de Guylaine, Jean Lanctôt, était un homme d’affaires dans le milieu pharmaceutique qui avait beaucoup d’argent et d’influence.

« Ça m’a permis de comprendre la grandeur de la famille. Le lien avec la saison, c’est que je me demandais d’où venaient les valeurs profondes de Guylaine Lanctôt. Tu peux tenir un discours pendant des années, mais quand tu fouilles, on se rend compte que le discours ne représente pas toujours les valeurs profondes d’une personne. Étudier la jeunesse de Guylaine, c’était une façon de comprendre ses valeurs. »

D’ailleurs, Mme Lanctôt affirme que son père lui a inspiré la rédaction de La mafia médicale, un homme qui faisait les choses à sa façon, sans se soucier de ce que les autres pensent, a raconté M. Gadbois à Olivier Bernard. « On me parle des Lanctôt comme des gens très rebelles. Guylaine Lanctôt se décrit elle-même comme un mouton noir, et ça se reflète dans plusieurs choix qu’elle a faits. Si tu as une personnalité de type opposant, mouton noir, à contre-courant, combinée avec le fait que tu n’as pas une grande compréhension de la santé et des sciences, ça peut t’amener à prendre des décisions catastrophiques. C’est une des hypothèses que je propose dans le balado. »

Plusieurs sources

Si les gens pouvaient retenir une seule chose de leur écoute de Dérives, c’est de ne pas se baser juste sur une personne, peu importe ses diplômes, sa crédibilité, les prix qu’elle a reçus pour développer son opinion « Trop se fier à une personne ou à un petit groupe de personnes, c’est généralement une mauvaise idée. C’est important de réfléchir collectivement, sur ce que l’ensemble des spécialistes pensent sur un sujet. On devrait se demander ce que les experts à travers le monde pensent. » Dans le cas du chanteur Bernard Lachance, il s’était finalement mis à écouter seulement des spécialistes en marge de leur profession et le coût de cet entêtement aura été sa vie.

Avec Dérives, Olivier Bernard veut rejoindre aussi les gens qui fondamentalement ne sont pas d’accord avec lui. « Je veux essayer d’avoir une discussion avec ces personnes et Dérives est le projet que j’ai fait qui marche le mieux dans ce sens. Beaucoup de gens m’écrivent et me disent qu’ils ne connectaient pas avec ce que je faisais avant, mais que là, ça les rejoint. »

C’est aussi pour cette raison qu’il a écarté le personnage du Pharmachien de ce projet, ainsi que son côté plus insolent ou baveux. « Au fil des années , j’ai changé et adapté ma façon de faire. Ultimement, je veux rejoindre ceux qui doivent être rejoints », conclut Olivier Bernard.

Pari réussi, puisque Dérives est son projet qui fonctionne le mieux selon lui. Et même si Radio-Canada ne dévoile pas le nombre d’écoutes, l’organisme souligne toutefois que Dérives est le balado le plus écouté de la plateforme depuis sa création.

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