L’ŒIL a rencontré le président de Fibrobec, Frédéric Albert, de même que Maria Mayorga, directrice des ressources humaines, notamment responsable de l’ensemble des employés immigrants, qui comptent pour environ la moitié de la centaine d’employés du manufacturier de boîtes de camion en fibre de verre fondé en 1972. « Les employés, ce sont tous mes bébés », confirme d’entrée de jeu Maria Mayorga, d’origine péruvienne, qui appuie les employés immigrés avec leurs différentes demandes de permis, l’organisation du transport, l’inscription aux cours de francisation, la planification des horaires et l’organisation d’activités en dehors du travail.
« Maria est elle-même arrivée ici il y a 35 ans, mais elle a fait la boucle et c’est elle qui vient aujourd’hui en aide aux nouveaux arrivants. Les gens viennent chez Fibrobec pour faire de bons salaires, mais ils restent souvent démunis. Avec Maria, on leur offre de s’occuper de la machine en arrière [du processus d’immigration] », raconte Frédéric Albert.
Pour lui, l’énergie déployée par son entreprise pour accueillir davantage d’immigrants est tout simplement une question de survie : sans cette soixantaine d’employés, qui sont des immigrants temporaires, des réfugiés ou des résidents permanents, Fibrobec aurait déjà fermé ses portes, incapable de répondre aux commandes. C’est d’ailleurs un message que son président martèle, soutenant que plusieurs entreprises, notamment dans le domaine manufacturier, cesseraient leurs activités sans cette main-d’œuvre motivée et travaillante. « Même si on voulait, ce ne sont pas les Jean-Guy Tremblay qui viennent porter leur CV. »
Or, la réputation de Fibrobec dans la communauté latino-américaine, qui compose la majorité des employés immigrants de l’entreprise, fait en sorte que les candidatures ne manquent pas. « Cette communauté est grande, mais petite à la fois : ça se parle et on n’a aucun problème à recruter parmi les hispanophones », note Maria Mayorga.
Si Mme Mayorga s’occupe au quotidien des ressources humaines au sein de l’entreprise, elle s’assure aussi que ses employés voient autre chose que le travail. « Chaque année, j’organise cinq ou six activités pour mes employés immigrés. La plus populaire, c’est assurément le soccer! On organise aussi des activités familiales, comme aller aux pommes à l’automne, ce qui est très apprécié parce que les Latinos sont des gens très familiaux », raconte-t-elle.
L’enjeu de la francisation
« On a du fun ici : c’est une belle entreprise qui connaît un beau succès, mais c’est aussi beau de voir que les enfants de certains de nos employés vont à la Polybel et parlent très bien français. Mais c’est normal dans les six premiers mois après leur arrivée au Québec que la priorité des gens, ce soit de trouver un toit et de nourrir leur famille, pas nécessairement d’apprendre le français! » relativise Frédéric Albert.
Même si l’ensemble des employés immigrés de Fibrobec souhaitent bien s’intégrer à la communauté québécoise, une imposante barrière demeure à plus long terme : celle de la langue. « Malheureusement, la plupart des hispanophones sont encore au début de leur parcours en francisation, alors c’est sûr qu’ils se parlent encore beaucoup en espagnol entre eux », reconnaît Mme Mayorga, mais les délais pour accéder aux fameux cours sont extrêmement longs, déplore l’entreprise. Si certains employés se débrouillent en français, le « fragnol » (le mélange de l’espagnol et du français) est souvent la langue utilisée en usine.
« Certains de nos employés se sont inscrits il y a des mois pour suivre des cours, puis ont reçu une lettre pour leur apprendre que c’était annulé : le gouvernement du Québec ne met pas de budget pour la francisation! Jusqu’à quel point on peut demander aux entreprises de forcer les gens à parler français dans l’usine si le gouvernement n’est même pas capable de faire son rôle, celui de leur enseigner la langue? Nous, on s’occupe de tout le reste et les gens sont prêts à aller suivre des cours après leur quart de travail », s’insurge le président de Fibrobec. Et quand les cours peuvent enfin être donnés, c’est souvent des années après la demande initiale, poursuit-il. « Le problème au Canada, c’est que s’ils apprennent à vivre seulement en espagnol pendant deux ans, après il sera trop tard et ils n’auront aucun intérêt à apprendre la langue. »
Maria Mayorga souligne que certains préjugés envers les immigrants sont tenaces, mais n’ont pas leur raison d’être. « On peut penser qu’ils ne veulent pas s’intégrer et ne pas apprendre le français. Mais ce n’est pas eux qui ne veulent pas, mais bien le gouvernement qui ne veut pas mettre les ressources pour leur permettre d’apprendre et qui fait tout pour leur rendre la tâche compliquée, notamment avec des formulaires à remplir, en français seulement! »
Frédéric Albert trouve donc aberrant de voir que les immigrants sont diabolisés dans l’espace public par certains politiciens et estime que le Québec souffrirait du départ d’une partie de ses immigrants, même temporaires. « Ce qui se passe ici, c’est un succès, et c’est ça le Québec de demain. Parmi les préposés aux bénéficiaires, on voit beaucoup d’Haïtiens; dans les usines, ce sont surtout des Latinos. Sans eux, le Québec ne produirait plus et n’exporterait plus grand-chose. Dans le domaine manufacturier, l’avenir est là et le gouvernement n’a qu’un petit rôle à jouer, qu’il ne fait même pas. C’est le bout plate parce que tout le reste fonctionne : ils s’intègrent et paient des impôts comme tout le monde, mais on continue de leur reprocher de ne pas bien parler français. » Il anticipe que le pourcentage d’employés issus de l’immigration n’ira qu’en augmentant au fil des prochaines années.