Je connais l’importance du manifeste et sa critique de la religion dans les années 1940. Mais je n’avais jamais lu le texte de Borduas. Je me suis donc imposé cette lecture ardue pour mieux comprendre l’importance du texte. D’abord, pour un document qui se veut une critique des élites, le texte est loin d’être facile d’approche. Il est aussi difficile à saisir aujourd’hui qu’il l’était à l’époque de sa publication. Il aborde plusieurs sujets dans un style lyrique très poussé. Dans une entrevue disponible sur Radio-Canada, la conservatrice au Musée national des beaux-arts du Québec, Anne-Marie Bouchard, explique que ce n’est pas tant le texte qui a eu un impact sur la société québécoise, mais son inscription dans l’imaginaire collectif. Un mythe basé sur un texte que peu de gens ont réellement lu, selon moi. Ce sont les journalistes de l’époque, devant le congédiement de Borduas de l’École du meuble de Montréal en raison de son anticléricalisme et de son opposition aux élites, qui ont médiatisé le texte.
Pour ceux qui ne le liront pas, retenons ceci de sa charge virulente contre la société : le manifeste attaque l’état d’ignorance dans lequel les élites religieuses et politiques tiennent le peuple de l’époque. Les 16 signataires souhaitent libérer l’art, la pensée, le peuple. « Au terme imaginable, nous entrevoyons l’homme libéré de ses chaînes inutiles, réalisant dans l’ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l’anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels », écrivent-ils en chœur.
Il est aussi question de l’esprit de censure qui régnait dans le Québec d’après-guerre et qui étouffait l’effervescence culturelle.
Donc, 75 ans plus tard, que reste-t-il pour nous? Le clergé n’a plus la même influence sur le peuple québécois. Mais l’obscurantisme et la censure restent d’actualité. Je pense aux dangers de la nouvelle droite libertaire, dont les adeptes refusent de discuter des problèmes sociaux ou de l’environnement et proclament que toute nouvelle idée est une menace « woke ». Cette droite, notamment américaine, qui cherche à censurer des livres.
Je pense, en écrivant ce texte, aux manœuvres déplorables des géants du web (Meta et Google) qui censurent les informations des médias canadiens au lieu de rémunérer les journalistes pour leur travail. Ces élites fortunées sont-elles si différentes des élites cléricales des années 40 avec leurs dogmes et leur contrôle de la pensée et de l’information? Ils transforment leurs plateformes en terrains propices aux fausses nouvelles. Un tyran de la pensée unique en remplace un autre.
L’actualité nous rappelle qu’il y aura toujours des élites contrôlantes, toujours des formes d’obscurantisme qui se drapent de la vertu de la liberté, mais qui rejettent les idées contraires aux leurs. Certes, le poids du manifeste n’est plus le même, mais son anniversaire de création est un bon moment pour se rappeler qu’il y a toujours eu des opposants à la pensée unique et que le combat continue.